18
La Fête, et ce qui suivit
Un jour, Hilary Bond annonça que le premier anniversaire de l’explosion de la Bombe aurait lieu dans une semaine et qu’une Fête commémorative serait organisée pour célébrer la fondation de notre petit village.
Les colons se rallièrent vigoureusement à ce projet et les préparatifs ne tardèrent pas à être bien avancés. La salle commune fut décorée avec des lianes et d’immenses guirlandes de fleurs cueillies dans la forêt ; on s’apprêtait à tuer et mettre à la broche l’une des pensionnaires de notre précieux élevage de Diatryma.
Quant à moi, je récupérai des entonnoirs et des morceaux de tube et, à l’abri d’un vieil appentis, commençai à procéder discrètement à des expériences approfondies. Les colons se montrant curieux, je fus contraint de dormir dans l’appentis pour préserver le secret de mon appareillage improvisé. J’avais décidé qu’il était grand temps de mettre – pour une fois ! – mes compétences scientifiques à contribution.
L’aube se leva sur le jour de la Fête. Nous nous rassemblâmes devant la salle commune dans l’éclatante lumière matinale. La colonie avait retrouvé l’enthousiasme des grands jours : les vestiges des uniformes avaient été, une fois de plus, nettoyés et endossés, les enfants au berceau arboraient les nouveaux tissus décoratifs conçus par Nebogipfel à partir d’un type de coton indigène, teintés en rouge et en violet vif par des pigments végétaux. Je traversais la modeste foule et y cherchais mes amis lorsqu’il y eut un fracas de branches brisées suivi d’un rugissement grave et grinçant.
Un cri monta :
— Le Pristichampus… C’est le Pristichampus ! Attention…
C’était bien le rugissement caractéristique du grand crocodile terrestre. Les gens couraient en tous sens et je cherchai une arme, maudissant mon imprévoyance.
Puis une autre voix s’éleva, plus douce, plus familière, comme portée par la brise :
— Hé ! n’ayez pas peur. Regardez !
Le calme revint et des rires fusèrent timidement.
Le Pristichampus – un fier spécimen mâle – entra majestueusement dans l’espace dégagé devant la salle. Nous reculâmes pour lui faire place ; ses sabots laissaient dans le sable de profondes empreintes… et là-haut, sur son dos, souriant de toutes ses dents, ses cheveux roux flambant dans le soleil, était perché Stubbins !
Je m’approchai du crocodile. Sa peau écailleuse puait la viande faisandée ; l’un de ses yeux me fixait froidement et pivotait pour suivre mes déplacements. Stubbins, torse nu, me souriait, serrant dans ses mains vigoureuses une bride en lianes tressées étroitement enroulée autour de la tête du Pristichampus.
— Stubbins, dis-je, c’est un véritable exploit.
— Ouais, je sais bien que nous avons attelé des Diatryma à des charrues, mais cette créature est beaucoup plus agile. On pourrait parcourir des milles avec, c’est bien mieux qu’un cheval…
— Faites attention, quand même, l’admonestai-je. Et, Stubbins, si vous voulez me retrouver plus tard…
— Oui ?
— J’aurai peut-être une surprise pour vous.
Stubbins tendit la bride, qui tira sur la tête du Pristichampus. En un effort considérable, il arriva à faire tourner la bête. Le monstre sortit de la clairière et entra dans la forêt ; les muscles de ses énormes pattes s’agitaient comme des pistons.
Nebogipfel me rejoignit, la tête presque cachée sous un immense chapeau à large bord.
— C’est une belle réussite, commentai-je. Mais avez-vous remarqué qu’il arrivait tout juste à maîtriser l’animal ?
— Il finira par gagner la partie, dit Nebogipfel. Les humains ont toujours le dessus.
Il s’approcha de moi, son pelage blanc resplendissant sous le soleil matinal, et dit tout bas :
— Écoutez-moi.
Je fus alarmé par ce chuchotement soudain et incongru.
— Quoi ? Qu’y a-t-il ?
— J’ai terminé ma construction.
— Votre construction ? Quelle construction ?
— Je pars demain. Si vous désirez m’accompagner, vous êtes le bienvenu.
Il tourna les talons et, sans bruit, s’éloigna vers la forêt. En un instant, la tache blanche de son dos avait disparu dans l’ombre des arbres. Je restai là, le soleil sur la nuque, à suivre des yeux l’énigmatique Morlock – et c’était comme si le jour avait été transformé : le sens de ses paroles était parfaitement clair et mon esprit en était totalement bouleversé.
Une lourde main me tapa dans le dos.
— Alors, dit Stubbins, c’est quoi, ce grand secret que vous gardez pour moi ?
Je me retournai vers lui mais j’eus du mal, l’espace de quelques secondes, à me concentrer sur son visage.
— Venez avec moi, dis-je enfin, avec toute l’énergie et la bonne humeur que je pus rassembler.
Quelques minutes plus tard, Stubbins et les colons portaient à leurs lèvres des coquilles pleines à ras bord d’une liqueur maison concoctée à partir de lait de palme.
Le reste de la journée se passa dans un flou joyeux. Ma liqueur recueillit un franc succès, bien que, pour ma part, j’eusse de loin préféré pouvoir fabriquer assez de tabac pour en remplir une pipe ! On dansa beaucoup, au son des battements de mains et des voix peu exercées, dans le style d’une musique gaillarde typique de 1944 que Stubbins appelait « swing » et que j’eusse aimé mieux connaître. Je demandai à l’assistance de chanter pour moi The Land of the Leal. Avec ma gravité habituelle, j’exécutai aux accents de cet Hymne aux bienheureux une danse improvisée de mon invention qui suscita admiration et allégresse. La Diatryma fut rôtie à la broche – la cuisson prit la plus grande partie de la journée –, et le soir nous trouva allongés sur le sable piétiné, devant des assiettes chargées d’une viande succulente.
Une fois que le soleil eut sombré derrière la cime des arbres, notre groupe se dispersa rapidement, car la plupart d’entre nous s’étaient accoutumés à vivre de l’aube au crépuscule. Je criai « bonne nuit ! » une dernière fois et me retirai dans les vestiges de ma distillerie improvisée. Je m’assis sur le seuil de l’appentis, sirotant les dernières gouttes de ma liqueur, et regardai l’ombre de la forêt s’étendre sur la mer du Paléocène. Des formes sombres fendaient l’eau : des raies, peut-être, ou des requins.
Je songeai à ma conversation avec Nebogipfel et tentai de justifier par-devers moi la décision que j’étais forcé de prendre.
Au bout d’un certain temps, le bruit léger d’un pas inégal se fit entendre sur le sable.
Je me retournai. C’était Hilary Bond – je pouvais à peine distinguer son visage aux dernières lueurs du jour, et pourtant, je ne sais pourquoi, je ne fus pas surpris de la voir.
Elle sourit.
— Puis-je me joindre à vous ? Il vous reste encore de cet élixir clandestin ?
Je lui fis signe de s’asseoir sur le sable à côté de moi et lui tendis ma coquille. Elle but avec une certaine grâce.
— La journée a été réussie, dit-elle.
— Grâce à vous.
— Non. Grâce à nous tous.
Elle allongea le bras, me prit la main – sans prévenir –, et le contact de sa peau fut comme une secousse électrique.
— Je veux vous remercier, dit-elle, pour tout ce que vous avez fait pour nous. Vous et Nebogipfel.
— Nous n’avons rien…
— Je doute fort que sans vous nous ayons survécu à ces funestes premiers jours.
Sa voix, douce et égale, était néanmoins très prenante.
— Et maintenant, avec tout ce que vous nous avez montré et tout ce que Nebogipfel nous a enseigné…, eh bien, je crois que nous avons toutes les chances de construire un nouveau monde ici.
Ses longs doigts avaient beau effleurer délicatement la paume de ma main, je n’en sentais pas moins les cicatrices de ses brûlures.
— Merci pour cet éloge, dis-je. Mais vous parlez comme si nous allions partir…
— Mais c’est la vérité, non ?
— Vous êtes au courant des projets de Nebogipfel ?
— Plus ou moins, dit-elle en haussant les épaules.
— Alors, vous en savez plus que moi. S’il a construit un Chronomobile… où a-t-il trouvé la plattnérite, par exemple ? Les Automoteurs ont été détruits.
— Dans l’épave de la Zeitmaschine, évidemment, dit-elle d’un ton amusé. Vous n’y avez pas pensé ?
Elle garda un instant le silence puis dit :
— Et vous voulez partir avec Nebogipfel. Pas vrai ?
Je secouai la tête.
Je ne sais pas. Vous savez, il y a des moments où je me sens vieux, vieux et fatigué, comme si j’en avais déjà trop vu !
— Balivernes ! s’exclama-t-elle d’un ton méprisant. Regardez : c’est vous qui avez déclenché tout ça.
Elle désigna le paysage d’un geste de la main.
— Tout ça. Le voyage dans le temps et tous les changements qu’il a produits.
Elle promena son regard sur l’étendue placide de la mer.
— Et ça, c’est le plus grand Changement de tous. N’est-ce pas ?
Elle secoua la tête et poursuivit :
— Vous savez, j’ai eu assez souvent affaire aux planificateurs stratégiques de la D. G. D. T. et, chaque fois, je suis repartie déprimée en songeant à l’étroitesse d’esprit de ces individus. On règle le cours d’une bataille par ici, on assassine quelque misérable despote par là… Si vous disposez d’un instrument tel qu’un Véhicule à déplacement transtemporel et si vous savez, comme nous le savons, que l’Histoire peut être modifiée, vous limiteriez-vous, ou devriez-vous vous limiter à d’aussi mesquins objectifs ? Pourquoi vous limiter à quelques décennies et vous contenter de bricoler l’enfance de Bismarck ou du Kaiser quand vous pouvez revenir des millions d’années en arrière, comme nous l’avons fait ? À présent, nos enfants vont avoir cinquante millions d’années pour refaire le monde… Nous allons reconstruire l’espèce humaine, n’est-ce pas ? Mais vous, dit-elle en se tournant vers moi, vous n’êtes pas encore allé jusqu’au bout. Quel est le Changement ultime, à votre avis ? Pouvez-vous revenir jusqu’au moment de la Création et tout reprendre de zéro à partir de là ? Jusqu’où peut aller ce… Changement ?
Je me rappelai Gödel et ses rêves d’un Monde Final.
— Je ne sais pas jusqu’où cela peut aller, dis-je en toute sincérité. Je ne peux même pas l’imaginer.
Son visage emplissait tout mon champ de vision, ses yeux étaient des gouffres d’obscurité dans la pénombre grandissante.
— Alors, dit-elle, vous devez poursuivre vos voyages jusqu’à ce que vous trouviez. Non ?
Elle se rapprocha ; je sentis ma main se resserrer autour de la sienne et son souffle chaud contre ma joue.
Je sentais en elle comme une raideur, une réticence qu’elle semblait décidée à vaincre, ne fut-ce que par la seule force de sa volonté. Je touchai son bras et trouvai de la chair meurtrie ; elle frissonna comme si mes doigts étaient de glace. Mais elle serra alors ma main dans la sienne et l’appuya contre son bras.
— Il faut me pardonner, dit-elle. Il ne m’est pas facile de me rapprocher.
— Pourquoi ? À cause des responsabilités de votre commandement ?
— Non, dit-elle, d’un ton qui souligna ma maladresse. À cause de la Guerre. Ne comprenez-vous donc pas ? À cause de tous ceux qui ont disparu… Il n’est pas facile de dormir, quelquefois. On souffre une fois, on oublie, et ça recommence : voilà le destin tragique de ceux qui survivent. On a l’impression qu’on ne peut pas oublier, et même que c’est mal de continuer à vivre. Si vous rompez avec nous qui sommes morts/Nous ne dormirons point, bien que les coquelicots poussent/Aux champs des Flandres…
Je l’attirai contre moi et elle se radoucit, fragile créature blessée.
Au dernier moment, je murmurai :
— Pourquoi, Hilary ? Pourquoi maintenant ?
— Pour la diversité génétique, dit-elle, le souffle court. La diversité génétique…
Et bientôt nous partîmes, non jusqu’aux termes du temps, mais jusqu’aux limites de notre Humanité, là, près du rivage de cette mer primitive.
Lorsque je m’éveillai, il faisait encore nuit, et Hilary n’était plus là.
J’arrivai à notre ancien campement dans la pleine lumière du jour. Nebogipfel m’accorda à peine un regard derrière ses lunettes fendues. Il était manifestement aussi peu surpris par ma décision que l’avait été Hilary.
Son Chronomobile était terminé. C’était une caisse d’environ cinq pieds de côté, autour de laquelle j’aperçus des fragments d’un métal insolite : des morceaux, présumai-je, du Messerschmitt, recueillis par le Morlock. Il y avait un banc en branches de Dipterocarps brêlées et un modeste tableau de bord – grossier panneau avec quelques boutons et interrupteurs – comportant le commutateur à bascule bleu que Nebogipfel avait récupéré sur notre premier Chronomobile.
— J’ai des vêtements pour vous, dit-il en brandissant des bottes, une chemise en serge et un pantalon, le tout passablement en état. Je doute qu’ils fassent défaut à nos colons.
— Merci.
Je portais une culotte courte en peau de bête. Je me changeai rapidement.
— Où voulez-vous aller ? me demanda Nebogipfel.
— Chez moi, dis-je en haussant les épaules. En l’an 1891.
Il fit la grimace.
— Il n’existe plus. Il est perdu dans la Multiplicité.
— Je sais, dis-je en grimpant dans l’habitacle. Quoi qu’il en soit, partons vers le futur et voyons de quoi il en retourne.
J’accordai un ultime regard à la mer du Paléocène. Je songeai à Stubbins, aux Diatryma apprivoisées et à la lumière du matin renvoyée par l’océan. Je savais qu’ici j’avais été très près du bonheur, d’un contentement qui m’avait fui toute ma vie. Mais Hilary avait raison : ce n’était pas assez.
Je ressentais encore ce puissant désir de rentrer chez moi, comme un appel porté par le grand Fleuve du Temps et aussi fort, pensai-je, que l’instinct qui dicte au saumon de remonter les eaux douces jusqu’à son lieu de reproduction. Mais je savais, ainsi que Nebogipfel me l’avait rappelé, que mon 1891 à moi, l’univers douillet de Richmond Hill, avait disparu dans les fractures de la Multiplicité.
Si je ne pouvais pas rentrer chez moi, décidai-je, je continuerais : je suivrais cette route du Changement jusqu’à ce qu’elle ne pût m’amener plus loin !
Nebogipfel se tourna vers moi.
— Êtes-vous prêt ?
Je songeai à Hilary. Mais je ne suis pas homme à me répandre en adieux.
— Je suis prêt.
Nebogipfel grimpa, tout raide, dans l’habitacle, ménageant sa jambe mal guérie. Sans cérémonie, il tendit la main vers son tableau de bord et bascula l’interrupteur bleu.